Pourquoi avoir choisi cet endroit là, ce jour là ?
Dans le silence de la nuit, le craquement assourdissant des feuilles gelées a pourtant bien failli me faire changer d’avis. Tout comme le souvenir des heures innombrables d’attente et de vide. Une lisière, une prairie aurait été moins risquée et plus prometteuse : accès silencieux, meilleure luminosité, plus de fréquentation par les animaux ; mais je n’ai pas non plus oublié ces marques dans la neige l’hiver passé, à quelques mètres du tronc d’arbre sur lequel je me suis adossé. Et dans un coin de ma tête, cette formule de Robert Hainard : « Il faut être patient jusqu’à fatiguer la chance».
Il est vrai que c’est souvent lorsque qu’on a abandonné l’espoir que la chance surgit. C’est peut-être même grâce au bruit de mes mouvements d’impatience qu’il a stoppé sa course, qu’il a dressé la tête. Et dans un balayement panoramique, mon regard s’est arrêté sur cette drôle de souche, immobile, qui semblait m’observer avec des oreilles attentives.
Impossible d’en savoir plus à l’œil nu, trop petit, trop loin, pas assez de lumière. Le premier échange de regard se fit donc au travers de l’optique de ma paire de jumelle. Quelques secondes pour en être sûre ! Pour réaliser comme on dit !
Vite ! Ne pas bouger ! Pourvu qu’il reste ! En profiter ! Me remplir de cet instant ! Des fois qu’il ne dure pas ! l’appareil photo à mes cotés me semble tellement loin, inaccessible. Suis-je autorisé à bouger ? Sans risque de briser cet instant magique ?
Et clic ! Arrêter le temps grâce à l’image ! Pour mieux en admirer la beauté. Mes gestes lents ne l’ont pas effrayé, il reste, continue à me regarder, immobile, si bien que le premier clignement de ses paupières est un événement ! Et là !!! il tourne la tête !!! chaque fragments de ces instants sont d’une pure beauté. Je m’en nourris sans cesser de m’en étonner.
Le temps est maintenant suspendu depuis 10 interminables minutes de face à face. Il est seulement à une vingtaine de mètres de moi. Seule sa tête apparaît, gracieusement prolongée par les pinceaux de ses deux oreilles. Rien que cela m’aurait suffit !! je n’en demandais pas plus ! J’osais à peine l’espérer. Et en même temps je l’appelle tous bas : « viens ! Approche toi ! n’aie pas peur ! Tu es tellement beaux ! Tu est incroyable ! Extraordinaire !
Il s’est mis à bouger, il s’est approché de moi dans un mélange de peur et de défi, la queue dressée et agitée. Il n’était pas très grand, un jeune lynx. Jusqu’où va-t-il aller ? Serait-il possible qu’il m’attaque ? Et ce bruit qu’est-ce que c’est ? Ça vient de lui ? Un grognement sourd à peine perceptible, ça sort directement de son ventre on dirait ! Oui, il me grogne !!!
La scène est à la fois inédite et tellement familière. Les attitudes, les mimiques, tous rappel le chat. Tout est tellement parfait ! Il est maintenant à 15 mètres de moi, j’alterne entre le viseur de l’appareil photo et le regard direct ! Je veux immortaliser ces instants pour les partager.
Maintenant, il s’éloigne. Difficile de le suivre des yeux parmi les branchages. Dans ce milieu forestier, il disparaît avec une étonnante facilité. Je reprend mon souffle et mes esprits, je le cherche encore un peu. Peut être avec les jumelles ! Oui ! Il réparait derrière la butte à une cinquantaine de mètres. Il se cache derrière de maigres branchages et disparaît à nouveaux. Je me redresse, me lève, fais quelques pas. Il est toujours là? Allongé contre un tronc d’arbre à me regarder.
S’en suit un long moment d’échanges de regards et d’observation, tandis que le soleil perce un peu les nuages. Je respecte, comme un pacte sacré, la distance qu’il a choisi de mettre entre nous !
Au fur et à mesure que le temps passe, le froid me pénètre. Je suis parcouru de tremblements mais je ne partirais pas avant lui ! Je bouge un peu, me déplace légèrement pour trouver un axe où les branchages ne nous barrent pas la route. A cette distance d’une cinquantaine de mètres, impossible de le voire à l’œil nu. Je m’allonge sur le sol aussi. Cela semble l’intriguer. Il se met en mouvement. Change aussi de place deux ou trois fois. Il baille, s’étire, regarde à droite, à gauche, mais surtout à droite. De ce coté d’où, tout à coup, parvient un craquement sourd qui raisonne dans le silence des bois profonds. De ce coté aussi d’où s’approche la lumière du soleil, l’espoir du photographe, l’étincelle, la chaleur, le scintillement sur la magie de l’instant.
Pourquoi est-il resté aussi longtemps ? Pourquoi est-il parti à cet instant ? Il me laisse avec un sentiment de gratitude ! Avec quelque chose de plus solide à l’intérieur de moi ! Une forme de certitude, un apaisement et un joie profonde ! Je ressens à la fois la crainte et l’envie de partager cet instant. Comment faire pour en être à la hauteur ? Pour ne pas le désacraliser, lui enlever sa magie ? Cela ne doit pas être banal, et ce n’est rien de plus qu’une rencontre entre deux vies animales.